Je suis créative. Je suis brillante. Je réussis mes projets. Je suis fun. Je suis même parfois un show à moi toute seule. J’ai pleins d’amis qui m’aiment et que j’aime. Ah oui, et aussi, je souffre de dépression.
Pas celle où on n’arrive pas à se lever le matin et où on a oublié le trajet de la douche tellement notre corps est lourd. Celle qui ne se voit pas. En anglais, on appelle ça “high-functioning depression”. La dépression des gens qui fonctionnent à plein pot.
Elle a fait son entrée dans ma vie à la fin de l’adolescence et a fait un show immanquable à l’entrée dans les études supérieures. A l’époque, malgré le fait qu’on ne détectait pas vraiment cela chez les jeunes, il aurait été difficile de la rater tellement elle s’est installée confortablement dans tous les recoins de ma vie.
Après un long tunnel dans le noir, et parce que j’avais atterri à l’endroit où j’avais plus peur de vivre dans cette souffrance continue que de mourir, je me suis lancée dans une ultime expérience. J’ai pris mon restant de courage pour gravir marche par marche et sur les dents, le chemin du retour dans la vie réelle. Je suis devenue éduc (immanquable pour s’occuper de la souffrance en échappant à la sienne), j’ai voyagé comme dans une poursuite infernale pour échapper à mes propres états d’âmes, j’étais de toutes les danses, toutes les techniques de respiration, toutes les manières de se soigner.
On disait qu’avec du courage, on pouvait s’en sortir. J’ai activé tout mon courage, coché tous les aspects extérieurs d’une vie réussie, et me suis considérée sortie d’affaire. Je pensais que si ça ne se voyait plus, alors ça n’existait plus. Mais en fait elle est juste devenue invisible, des autres, et aussi de moi pendant longtemps. Elle s’est cachée sous mon hyper activité, ma vie réussie et s’est trouvée de la place royale dans mon addiction au travail.
En 2020 je décide de prendre ce problème d’addiction à bras le corps. Et l’Univers se joint à mes efforts, me donne un coup de pouce, coucou-corona: plus de voyages pour m’échapper, me voilà entre quatre murs mais pas seule pour très longtemps. Qui revoilà, qui était restée patiente et tapie dans un coin …? Cette bonne vieille Dédé. Dédé la dépression. Bam!
Est-ce qu’elle avait disparu pendant les 15 dernières années? Non. Je ne l’avais juste pas nommée, parce que lui donner un nom, c’était l’avouer. C’était m’avouer que je souffre du truc le moins glam’ au monde et risquer de devenir moins cool. Et franchement, je suis attachée à mon image de meuf cool.
Et aussi parce qu’on y associe certains stigmates que je n’ai pas. J’ai de l’énergie. J’ai de la joie. J’ai de la motivation. J’ai de l’espoir. Mais j’ai aussi une mélancolie, un désespoir et une peine qui ne m’ont jamais quittée. Qui sont là, plus ou moins actifs selon les jours. Parfois absents pendant des semaines. Parfois hurlants des jours durant. Et tout ça cohabite, parfois en même temps.
Ce que je n’avais pas réalisé, c’est que non seulement on ne soigne pas une dépression “en se boostant”, mais qu’on risque de la transformer en un mal invisible qu’on essaye tant bien que mal de faire rentrer dans le tiroir des émotions normales de la vie. Le courage soigne les conséquences extérieures, mais masque la souffrance intérieure.
J’aurai aimé terminer par “Et aujourd’hui j’ai trouvé la solution, deux étirements trois respirations et ciao la dépression. Voilà mon nouveau programme!”. Mais ça n’est pas ce qu’il va se passer. Parce que même si je vais bien ce matin en vous écrivant, je sais que je dois encore passer du temps avec Dédé pour qu’elle continue de me révéler comment être de plus en plus intime avec les aspects de mon être auxquels j’ai tant cherché à échapper, et donc avec la vie. Et c’est un processus qui restera toujours unique à chacun.e et qu’on ne peut pas essayer d’éviter ou de calquer sur quelqu’un d’autre.
“You need to feel it to heal it”. Ah oui, nous y revoilà.
Malheureusement, je suis loin d’être seule à vivre avec Dédé dans un tiroir, alors il est urgent qu’on mette notre santé mentale sur le tapis, au cœur de nos priorités et questionnements, parce que tant que la honte nous bloquera, nous ne pourrons pas aller plus loin individuellement et collectivement. La chercheuse Brené Brown dit que la honte ne résiste pas au partage : alors voilà, je suis une meuf cool et je deale avec une dépression invisible.